Uprising Art est partenaire média de la première édition de la BIAC, Biennale Internationale d’Art Contemporain de Martinique, qui se tient du 22 novembre 2013 au 15 janvier 2014 et dont le thème est « De la Résonance du Cri Littéraire dans les Arts Visuels ». A ce titre, Uprising effectue un reportage à la Martinique du 19 au 26 novembre et conduit une série d’interviews de l’équipe organisatrice, des commissaires invités, des artistes en résidence et des artistes exposant dans les Pavillons International et de la Martinique.
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En exclusivité une interview de
Mirtho Linguet
Pavillon International
Il s’agit de la 1e édition de la BIAC en Martinique. Quelle est l’importance d’un tel événement ?
Si je tiens compte du contexte actuel, je considère cela comme un mouvement / réponse, comme une sorte d’agitation. De mon point de vue aujourd’hui la pratique dite artistique et la reconnaissance des personnes issues des départements d’outre-mer, anciennes colonies, demeure inexistante car : « l’art contemporain » n’est pas de notre fait, nous essayons en fait de nous inscrire dans un point de vue qui n’est pas le nôtre, qui résulte d’une lecture / interprétation idéologique du monde qui défend ses intérêts propres. Nous comptons pour minorité négligeable.
Pour parler de la BIAC, je trouve intéressant que cette manifestation ait lieu et je reste curieux de la suite à venir en avouant ne pas avoir d’attentes particulières, comme je dis souvent « je croirais quand je verrais ». De plus à ma connaissance, il ne semble pas exister d’espace dans lequel nos travaux soient reconnus – qui plus est sur la scène internationale, sans être étiquetés et / ou appréciés sur un rapport d’égalité (valeur marchande comprise), en partie à cause d’un manque cruel de sérieux de la part de certains organisateurs qui parfois utilisent ces artistes plus qu’ils ne les aident finalement. Se servant de leurs travaux comme d’un faire-valoir avant tout, pour leurs intérêts personnels, et souvent sans contrepartie financière réelle.
Je pose donc un regard lucide sur cette réalité, même si j’admets que de nombreuses initiatives ont le mérite d’exister. Cependant elles ne génèrent pas de nouvelles forces de propositions de réponses efficaces ou dynamiques en dehors du formel selon moi. Or c’est peut être là aussi que les choses pourraient changer.
Lorsque l’on cherche un nouvel artiste en art contemporain, où va-t-on le chercher en premier lieu ? En Martinique, en Guyane ? Dans la logique des personnes, qui font et contrôlent l’art mondial, elles ne nous reconnaissent pas ou si peu, sinon par curiosité car nous demeurons encore « des objets de curiosité » comme le disait déjà Léopold Sédar Senghor en son temps. Que faut-il faire ? Je n’en sais rien vraiment. Faire une Biennale en Martinique ou dans la Caraïbe peut être un début de solution, mais seulement et surtout, si ce mouvement débouche sur des choses concrètes. Pour cela, il faut tenir compte de la réalité du monde artistique mondial qui est avant tout un milieu d’argent. Je trouve désolant que le sujet économique passe au travers de la lecture, car il s’agit de cela aussi, un secteur économique d’affaires. Souvent il n’y a pas de suites, pas de retours, pas d’achats donc une dépense de temps et d’énergie quasi inutile pour l’artiste, alors que le but est de faire des ventes, et non « jouer à l’artiste », car c’est là (la vente) que se trouve la compensation, l’enjeu véritable pour l’artiste. Cette réalité est malheureusement liée d’une part à l’hégémonie de ce milieu culturel qui appartient aux Européens et dont nous sommes souvent exclus, en plus d’être une chasse gardée, bien que parfois dans certaines occasions il est décidé de mettre en avant un artiste « exotique »hors de leurs cercles. Après que deviennent ces artistes ? Ils retombent dans l’oubli, car ce n’est pas leur travail qui a généré leur mise en avant mais une volonté d’un autre ordre, les exemples sont nombreux.
Quelles solutions mettre en place ?
Si nous pouvions vraiment décider !! – y compris au niveau financier et politique (je parle de l’individu) – de donner naissance à quelque chose de viable. Ce n’est pas tout d’avoir une biennale ou des plateformes, il est nécessaire qu’existent des acheteurs, des collectionneurs, des fondations, des personnes qui savent comment cela fonctionne, en gros un marché, des personnes qui sachent de quoi elles parlent. Des personnes qui acceptent de s’inscrire dans cette logique qui est surtout financière et reste liée au pouvoir économique et technologique aussi car elle offre des moyens pour arriver au bout d’un projet ambitieux. La preuve : tous ces travaux où prédominent l’économie de moyens, parfois volontaire mais souvent liée à une grande pauvreté d’ordre économique et technologique avant tout, ce n’est pas une critique mais une réflexion que je porte sur la pertinence de ces méthodes dans nos régions.
Notre erreur, peut-être, c’est d’être dans un mimétisme naïf plutôt que dans une logique de compréhension. Avons-nous compris les rouages du marché de l’art contemporain et ses vrais enjeux ?

Une autre chose que j’observe, par exemple, est le fait de devoir « disparaître » en tant qu’être spécifique pour fonctionner à l’échelle internationale, certains artistes mettent en veilleuse ce qu’ils sont et ce qui fait sens pour eux dans leur espace pensant faire « plaisir » à un marché qui les ignore et semble s’amuser d’eux. Ces artistes semblent vouloir éviter de parler d’eux, de leur contexte, de leur réalité qui pour bon nombre cache une certaine pauvreté derrière les faux-semblants, cache-misère esthétisé. Ne serait-il pas intéressant que les artistes contemporains des DOM-TOM parlent de leurs réflexions, et créent de l’inattendu et non ce que l’on attend d’eux ? Moi, cela ne m’intéresse pas la complaisance. Pourquoi ne pas transpercer ce filtre, ce voile, qui trouble notre vision, lecture, de ce monde et qui fait croire que nous sommes considérés alors que nous ne sommes que « tolérés ». Nous sommes, selon moi, encore des sujets, des enfants, et avons obligation d’obéir de montrer « patte blanche » pour exister. Le rapport établi est encore un rapport de domination. Un artiste des Caraïbes ou d’Afrique qui veut s’imposer sur la scène de l’art international doit encore obtenir la validation des « maîtres » ou accepter de demeurer dans un rôle « d’objet de curiosité ».
Pour émerger, je ne dis pas que ça ne peut pas se faire, mais je vois beaucoup de retard y compris dans nos approches et notre compréhension, de plus économiquement parlant nous n’avons pas encore les manettes pour enclencher un réel déclic comme le font actuellement la Chine et l’Inde, par exemple. Ces régions ont fabriqué une puissance économique, technique et technologique leur permettant de créer leur propre marché et elles arrivent à se faire respecter par la pertinence de leurs créations et une certaine maîtrise. Cela dit pour la Chine ce n’est pas nouveau (son art de la porcelaine date de bien avant le moyen âge en Europe) et beaucoup de gens l’oublient Cela pourrait être une solution, mais pour y arriver nous devons avoir des acheteurs (marchés), une compréhension et une volonté de se définir par rapport à nous-mêmes, et de l’implication de la part de ceux qui ont les moyens financiers et des outils. Je trouve aussi tragique le racisme qui existe dans le milieu de l’art dit contemporain, et c’est un problème car cela fausse le rapport à l’autre et à la perception du travail. Souvent pour exister nous devons nous taire, utiliser des codes imposés que bon nombre d’entre nous maîtrisons peu ou pas du tout. Et ce ne sont pas les quelques noms qui émergent qui changent la donne ce sont des arbres qui cachent le désert, des « showcase », il n’y a qu’à regarder les artistes présents dans les grandes galeries internationales les grands lieux de Messe de l’art mondial pour s’en rendre compte, où en sommes nous globalement ?

Votre travail se réfère à votre univers, à votre langage.
Oui, je tente de créer mon langage et j’intègre mes éléments, mes histoires, les références de ma réalité de mon quotidien. Cela ne m’empêche pas d’intégrer des choses venant d’ailleurs (exotiques), rien ne me l’interdit et ce serait naïf de nier l’évolution du monde au delà de sa vision territoriale car nous participons à celle-ci aussi avec plus ou moins de “réussite” si ce mot veut dire quelque chose, car il est avant tout question d’existence finalement.
Vous participez à la biennale dans le Pavillon International. Vous y présentez les séries Poupées Noires et Flora.
Le commissaire du Pavillon International, M. Tumelo Mosaka, a eu connaissance de ce travail et il a souhaité que celui-ci figure au sein de la Biennale. Vu le thème de celle-ci (De la Résonance du Cri Littéraire dans les Arts Visuels), les séries Poupées Noires et Flora convenaient bien au propos défendu par le commissaire. Je souhaitais exposer uniquement Poupées Noires et Flora – qui est toujours une série en progrès. C’est important pour moi de les présenter car beaucoup de gens sont restés sur « Alchimie » qui dessinait le contour de mes productions futures en termes de réflexion.
Pourriez-vous nous en dire plus sur l’influence de Léon Gontran Damas sur vos investigations plastiques dans ces séries ? Et de la littérature plus généralement, notamment le réel merveilleux ?
Damas a développé une littérature assez singulière. Et je comprends certains de ses points de vue. En effet, nous avons encore aujourd’hui – quotidiennement et dans l’ensemble de notre réalité – la preuve que nous sommes encore sous l’hégémonie culturelle. Nous demeurons contenus dans un cadre idéologique qui fait de nous des sujets, comme je l’ai dit précédemment. Nous sommes considérés comme des enfants dans ce système qui est avant tout idéologique.
La série Poupées Noires est inspirée du poème Limbé de Damas dans lequel il parle de la question de la représentation, et qui renvoie notamment à la situation d’artistes aujourd’hui qui – parce qu’ils viennent d’autres régions – se croient obligés de taire leurs travaux et ou références car souvent craignent de voir leurs œuvres jugées hors sujet. Qui doit définir le sujet pour l’artiste, qui doit définir son approche de “l’art” ? Apparemment certains sont mieux placés que d’autres pour y répondre et sur quel critère, là est encore à l’œuvre une sorte de mystification ?
Nos travaux globalement semblent manquer d’un certain parti pris qui affirmerait ce que nous sommes, de plus il n’y a plus d’œuvres dites « significatives » dans la Caraïbe. Il ne s’agit pas non plus de tomber dans le « doudouisme » car nous sommes dans l’obligation de produire des œuvres fortes – c’est quasi vital et cela sans complaisance, aborder la dimension critique, révéler ce qui doit l’être, arrêter de se mentir.
Pour ma part, je ne souhaite plus que des personnes extérieures définissent mon travail. Bien sûr elles peuvent le lire ou l’interpréter, l’apprécier ou pas, mais non le définir, cela incombe à moi seul, nous avons le droit de nous définir par rapport à nous même. C’est ce que j’essaie de faire dans mon travail me re-définir. Au travers le médium de la photographie, que j’ai choisi, je fais des choses qui font sens pour moi, pas nécessairement pour les autres. Cela me renvoie à cet ami de Dijon qui trouvait mon travail “bavard” or c’est mon bavardage : il me convient, je vis dans un espace où la parole est reine.
Pour ce qui est du déclic il ne se fait peut être pas parce que trop d’artistes dans nos situations attendent l’aval d’autres instances, ils n’ont pas les moyens. C’est une réalité sociétale, souvent peu d’artistes osent aborder ce sujet pour ne pas effrayer ou de peur se se voir « sanctionnés et ou étiquetés » personne n’a étiqueté Picasso pour « Guernica » pourquoi devrions nous l’être face à l’injustice dont nous sommes souvent les victimes ? Et si nous réclamions la justice, et si nous cessions de prendre part à cette mystification ? Et si nous arrêtions d’utiliser des mots, des codes, des lectures d’un monde (milieu) qui nous ignore, sans pour autant ignorer ce qui se passe dans ce monde, car nous sommes aussi le monde, mais pas pour certains apparemment. Pourquoi ne pas nous re-définir à partir de nos histoires et de ce qui fait du sens pour nous, inventer nos codes voire une nouvelle culture. Voilà mon souhait pour cette biennale.
Pour revenir à la littérature, Alejandro Carpentier et Depestre, Garcia Marquez, m’intéressent, par exemple. Je me reconnais dans ces univers, une façon de voir le monde via le mystérieux, le mysticisme qui sont présents dans nos régions au quotidien. Il se retrouve à Haïti, en Jamaïque, en Guadeloupe. Et mon travail aujourd’hui est nourri de cette lecture du monde qui m’est proche, je le considère comme mon “fantastique”, oui, mon réel imaginaire / merveilleux.
Le mysticisme est l’antichambre de la connaissance, l’inconnu avant le connu. Le réel magique m’intéresse, cet émerveillement, cette fascination face à quelque chose d’étranger et que nous intégrons et qui correspond au “surréalisme”. Ça c’est pour le côté positif de la chose et auquel nous donnons un sens parfois poétique et parfois tragique.
D’un autre côté nous vivons dans un monde de délire au quotidien, comme l’avait définit Glissant dans “Le Discours Antillais”, nous vivons dans le délire en nous prenant pour ce que nous ne sommes pas en inventant des mondes parallèles pour ne pas sombrer dans la folie. En Guyane sont lancées des fusées, mais à côté tout va à vau l’eau, les infrastructures ne fonctionnent pas du fait de personnes incompétentes (déclassés sociaux). Nous sommes dans un rêve cauchemardesque éveillé, cependant même là encore certains semblent s’en accommoder et cela crée des choses intéressantes aussi finalement, des mondes parallèles comme je l’ai dit plus haut et donc source d’inspiration pour moi.
J’essaie avec mon travail de discourir sur ces réalités que j’observe et de les transposer dans mes images. C’est pour cela qu’en permanence j’appose des éléments en parallèle. Mes Poupées Noires évoluent dans deux espaces le leur et un ailleurs étranger à elle mais bien réel, et qui n’ont rien en commun. Je m’intéresse à l’idée de ces mondes qui cohabitent et dont on sent qu’ils sont entourés de confusion et de trouble mais dans lequel il faut survivre. Dans Flora cette investigation de l’espace existe, cette est série est encore plus proche de l’idée du mysticisme magique c’est un élément de décalage et de langage que j’intègre dans ce travail.

L’art peut-il aider à affirmer une nouvelle représentation, a-t-il un rôle ?
Mes personnages doivent représenter ce qui crée du sens pour eux. Plus nous avançons, plus cela devient inextricable, nous accumulons des choses mais n’arrivons pas à nous fixer et composons par défaut. A côté parfois nous craignons de nous affirmer, comme je l’ai dit plus tôt. Or nous pourrions nous re-fabriquer, nous re-coder, nous re-définir.
Ce n’est pas l’art qui peut changer les choses, mais l’individu qui agit. C’est mon point de vue. A chacun de faire l’état des lieux de cette réalité. L’art ne suffit pas, il peut être un moyen, mais la posture de l’individu reste déterminante. L’art sert de mode d’expression, comme tant d’autres, et il peut servir de levier, contribuer, mais n’est pas suffisant. Ce qui est considéré comme “art “est avant tout la représentation du monde, une manière de voir le monde qui peut être fidèle ou pas mais représentation avant tout. D’ailleurs, ce qu’on appelle aujourd’hui art était essentiellement fonctionnel jusqu’à ce qu’un jour certaines personnes ou quelqu’un aient décidé de le définir comme tel – aujourd’hui à savoir décoratif et / ou contemplatif et surtout économique (valeur marchande). Le milieu de l’art n’est pas un espace sentimental, c’est parfois en cela que nous nous trompons et que règne une certaine confusion.
Dans vos séries Flora ou Poupées Noires, vous mettez à l’honneur le corps féminin, sans le sexualiser, mais en lui permettant exubérance, libération et contrôle de lui-même et de son image.
Dans mes travaux, ce sont les corps qui m’interpellent, qui me parlent, m’intéressent. La sexualité – si elle est perçue – l’est car je représente une femme et que je suis un homme. Ça aurait été la même chose avec un homme si j’étais une femme « est ce l’idée de séduction sous-jacente » ? Mais elle ne m’intéresse pas je refuse l’idée de la séduction dans mon travail – par séduction, je veux dire complaisance. Dans ma pratique, je travaille souvent avec des femmes voluptueuses, ces corps interpellent et fascinent ma curiosité. Mes Poupées Noires décident par elles-mêmes. Je les laisse se définir, elles ne sont pas des objets. Leur attitude doit correspondre à ce qu’elles sont. Dans ces photographies, le rôle qu’elles jouent, ce n’est pas un rôle, elles-sont elles-mêmes.
Pourquoi ce noir accentué ?
C’est une volonté délibérée pour parler de la représentation. Je souhaite remettre en lumière ce qui aujourd’hui est encore dénigré même de façon invisible, je montre ce que nous rejetons par crainte d’être mis à l’index et ce sur différents niveaux de lecture. J’exprime mon existence, cette partie d’un être à qui il est demandé, au quotidien, de se renier et ce par le plus familier des mystères.
Damas, Senghor, Césaire ont parlé de négritude, et la problématique de la représentation de l’homme « noir” demeure encore dans le monde d’aujourd’hui. Même dans ma série Poupées Noires dont le teint sombre est exagéré je parle de légitimé retrouvée (ce n’est pas un truc / gadget ni une curiosité comme c’est souvent le cas pour les artistes occidentaux), cela me permet d’appuyer mon propos qui n’est pas d’ordre racial mais c’est un fait, or ce teint sert encore apparemment de justificatif à la différence, je parle de la couleur qui ne doit pas servir de ferment à l’injustice, c’est une manifestation de mon “cri”.
Quels sont vos projets ?
Pour l’instant je réfléchis au projet Flora et à son développement.
Par Clelia Coussonnet
Novembre 2013
Crédits photographie à la une : © Mirtho Linguet